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Les Anciens du DESS CVIR sévissent encore
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26 novembre 2007

Une histoire de manager cadre poissonnerie

« Les personnages et les situations de ce récit étant  purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations  existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite. »

Je me présente, je m'appelle Albert et j'ai 47 ans. Je suis actuellement sans emploi après avoir eu une poissonnerie au centre-ville pendant 20 ans. Ce sont les grandes surfaces qui m'ont coulé, après la troisième poissonnerie de la dernière grande surface qui vient de naître, mon petit commerce n'a pas résisté.

Avec Monique, ma femme, nous avions un peu économisé et puis on a revendu le pas de porte, alors depuis un an, on vivote. Monique me pousse à aller travailler dans une poissonnerie, parce que de temps en temps, ils cherchent des vendeurs en poissonnerie dans les hypermarchés. Mais moi, je refuse, je ne suis pas simple vendeur, je suis gestionnaire aussi, je ne vais pas me laisser apprendre mon métier par des moins que rien.

Puis l'autre samedi, dans les petites annonces du journal du coin, Monique a vu qu'un supermarché recrutait un "manager cadre poissonnerie". Elle m'appelle :

- Albert, viens voir, ils cherchent un manager cadre poissonnerie chez L....

- Ah, bon, tu es sûre, ce n'est pas un simple vendeur qu'ils cherchent ?

- Non, non, manager cadre qu'ils disent. C'est même marqué " autonomes dans les achats et les assortiments"

- Hum, ça me plaît ça, parce que les assortiments, c'est ma spécialité. Je sais très bien qu'il ne faut pas mettre à côté les crevettes et les gambas. Les gambas sont arrogantes et les crevettes plus petites et plus faibles ne le supportent pas. J'ai toujours mis des crabes entre les deux pour éviter les bagarres. Même la gamba la plus costaude n'oserait pas s'aventurer hors de son périmètre, une pince de crabe, ça ne pardonne pas. C'est sûr, faire usage de la force pour faire régner la paix, n'est pas toujours la meilleure solution, mais entre les crevettes et les gambas, je n'ai jamais réussi à leur faire passer les règles élémentaires de l'intelligence collective, c'est que c'est têtu ces crustacés. J'avoue qu'en général avec les poissons, c'est plus facile.

Et nous voilâmes à rédiger ensemble mon CV et la lettre de motivation pour la DRH. Le lundi matin, c'était posté. Je ne vous dis pas, toute la semaine, je faisais les cent pas devant la boite aux lettres, attendant le facteur. Monique me disait de patienter, c'est normal, ils attendent d'avoir assez de candidats pour faire leur choix. Pour m'encourager, elle disait que j'avais toutes les chances, parce que c'est vrai, je suis expert en poissons, plus de vingt ans d'expérience professionnelle, ce n'est pas négligeable !

Et lundi, bingo, me voila convoqué pour le vendredi suivant. Nous avons longuement hésité avec Monique pour le choix des vêtements. Cravate, pas cravate ? Il est vrai que derrière mon étal avec le tablier, pas besoin de cravate, mais pour une entrevue de recrutement de cadre manager ...

A 8 heures, ce lundi, j'étais déjà sur mon trente et un avec une bonne heure d'avance, le rendez-vous étant à 9 heures à un quart d'heure de voiture de chez moi. J'étais un peu nerveux, je repassais mon discours dans ma tête.

A 9 heures pile, une dame jeune et très bien mise m'accueille et me fais rentrer dans son bureau. J'étais intimidé. Outre l'aspect un peu froid et évaporé de la dame, je n'avais jamais passé d'entretien d'embauche, c'est vous dire la sueur qui commençait à perler sur mon front. Je sentais qu'elle avait été formée aux dernières méthodes de recrutement, heureusement, j'avais regardé sur Internet comment se passe ces entretiens. Je connaissais les questions qui déstabilisent, comme "comment les autres vous voient ?". Monique m'avait aidé, elle m'avait un peu décrit, gentil, serviable, attentif aux clients et aux poissons.

- Bien, Monsieur Albert, votre CV nous intéresse, on voit que vous avez de l'expérience. Pourriez-vous me décrire une expérience professionnelle dont vous êtes fier ou qui vous a fortement motivé ?

Je savais que j'allais avoir droit à cette question. La réponse était toute prête et en plus sincère et vraie.

- Avec plaisir, Madame, c'était il y a quelques années dans ma poissonnerie du centre-ville. Lors de la livraison, un matin, il y eut une erreur. J'avais commandé 30 soles et 60 limandes et ce sont 60 soles et 30 limandes qui m'étaient livrées. Le livreur n'y était pour rien, l'erreur avait été faite en amont. Je ne me suis pas énervé, c'était inutile. Et j'étais sûr de moi, j'avais le double de la commande et c'était bien 30 soles et 60 limandes de marqué sur le papier. La sole est plus fine et plus chère que la limande, j'avais donc moins de clients pour ce produit, ce qui est normal vu le pouvoir d'achat qui diminue. Je me grattais la tête, que faire ... Je n'allais pas refuser la commande, qu'allaient dire mes clients, pas de soles et limandes aujourd'hui, ce n'est pas possible ça ! Je décidais donc de prendre ces poissons, tout en sachant que j'allais faire une réclamation et espérais une ristourne sur la prochaine commande. Maintenant, il me fallait les vendre dans la journée, car les poissons, ça n'attend pas.

J'ai donc mis les soles en avant sur l'étal avec une pancarte "promotion" et les limandes derrière. Les limandes rechignaient, c'est qu'elles n'avaient pas l'habitude de passer au second plan. Elles savaient que chez moi, on pouvait toujours être fier d'être limande. En général, comme elles sont plus nombreuses que les soles et mises en avant, elles retrouvaient leur dignité de limandes, mêmes si moins chères et moins savoureuses. Mais là, je n'avais pas le choix. Comment faire pour contenter tout le monde ? Surtout que les soles ne se sentaient plus pisser, c'était comme une vengeance pour elle. Oh, il y avait bien deux ou trois soles qui contestaient le panneau "promotion", ça faisait seconde zone qu'elles disaient, elles se sentaient déclassées. Mais les autres ont dit que ce n'était pas grave, pour une fois qu'elles étaient en premier plan face aux limandes, il ne fallait pas en plus faire des histoires.

Je sentais les limandes très tendues, une révolte couvait.

Fin expert de la famille des poissons plats, il fallait que je remédie vite à la situation avant l'ouverture de mon étal. Les clients ne comprendraient pas cette rivalité et le temps que je leur explique, c'est sûr, je perdrais du chiffre d'affaires.

Rien ne vaut l'expérience, Madame la DRH, alors, j'ai vite analysé la situation et je me suis dit qu'il  était temps de faire comprendre aux poissons plats les bonnes pratiques de l'intelligence collective en période de crise, en bon manager que je suis.

Jusqu'à présent, tout s'était bien passé, faut dire que j'avais instauré des règles comprises par tous, tout poisson confondu. Je connais chaque famille, et j'avais fait en sorte de créer des liens entre chacune. J'ai toujours fait cohabiter les harengs et les sardines, par exemple, mais j'ai toujours éloigné un peu le thon, enfin au début. Ce gros poisson a du mal avec les petits, il croit qu'il connaît mieux la mer, parce que son angle de vue est plus vaste. Mais il se trompe, ce n'est que son point de vue, les petits ont d'autres ressources, ils voient des choses que le thon ne voit pas. J'y ai mis du temps, mais j'y suis arrivé, j'ai réussi à faire comprendre au thon qu'il avait tout à gagner d'écouter plus petit que soi, qu'il allait découvrir des mondes inexplorés par lui et qu'en retour il allait être écouté quand il raconterait ses pérégrinations de gros poisson et que c'est sûr les petits allaient être intéressé par son expérience. C'est comme ça que sur mon étal, en général, le thon trône au milieu, entouré des petits. C'est qu'il est gros et imposant, on ne peut le fondre avec les autres, autant qu'il soit au milieu, à l'écoute des autres. Les petits au début n'étaient pas rassurés, le thon parmi nous, mon Dieu, il va nous déstabiliser, il va s'imposer, faire des remarques, contrôler nos affaires. Ah, ça, ils aimaient pas les petits. Il a fallu que je leur explique, qu'il était plus gros, certes, mais qu'il n'en reste pas moins un poisson. C'était idiot d'avoir peur d'un autre poisson ! Et surtout qu'en faisant descendre le thon de son piédestal, et oui, avant, il était au fond sur une montagne de glace, bien séparé du reste de la troupe, je disais qu'en le faisant descendre de niveau et de vision, et bien, il n'allait être que plus poisson et qu'il pouvait avoir aussi des stratégies intéressantes à proposer, qu'il fallait l'écouter et qu'en retour il était prêt maintenant à tenir compte de l'avis des petits poissons pour créer des histoires communes, bien plus intéressantes et bien plus vastes que la vue étriquée de chacun.

Excusez-moi, Madame la DRH, je dévie un peu de mon histoire, mais c'est pour vous faire comprendre que je n'ai pas attendu la crise pour instaurer des relations de confiance sur mon étal.

Donc, me voila, à gérer la crise du changement de situation et déménagement de service dans la famille des poissons plats. Croyez bien, que j'ai compris que je n'avais pas dû faire un bon travail auparavant, sinon, pensez bien, il n'y aurait pas eu de crise. C'est que je sais me remettre en question. Dans le train train quotidien, je n'avais pas perçu toutes ces rancoeurs, je croyais que les soles et les limandes avaient bien intégrés leur rôles, qu'elles servaient à des usages différents, qu'elles ne provenaient pas des mêmes bancs d'écoles, heu, non, c'est de l'humour Madame la DRH, des mêmes bancs de poissons, évidemment, et puis aussi de mères, heu, de mer différentes.

Et oui, dans mon orgueil inconscient de manager, j'avais tout organisé, structuré, pensant bien faire, essayant d'être conciliant, à l'écoute, mais ma grande erreur a été de tout organiser seul. J'ai crû que les poissons étaient incapables de s'organiser sans moi. En surface, on avait l'impression que tout le monde était content, heureux d'être à sa place, bien rangé, mais non, ce n'était qu'une impression.

Oui, Madame la DRH, j'ai compris en cet instant de crise, que le poisson, même le plus affable, n'était pas heureux. Et pourquoi ?

- Oui, pourquoi ? répondit la DRH avec des yeux bien ronds qui n'auraient pas dénoté sur mon étal.

- Mais parce qu'ils n'ont pas choisi, Madame la DRH, ils n'ont pas choisi leurs places, je leur ai juste savamment présenté les meilleures conciliations possibles, les meilleures interactions possibles, mais je leur ai imposé, sans en avoir l'air, leurs places dans l'étal et ça, et bien au fond d'eux-mêmes, les poissons ils ne supportent pas. Certes, les poissons sauvages sont les plus irréductibles, si on les compare aux poissons d'élevage, mais de nos jours ils se font rares. J'avoue que, quand j'ai une livraison de poissons sauvages, je m'arrange pour les disperser le mieux possible, faudrait pas qu'ils donnent des mauvaises idées aux autres, sinon tout mon travail de civilisation tomberait dans le néant. J'arrive en général à bien gérer tout ça. Et si pour les poissons d'élevage, c'est plus facile, ne croyez pas que ce soit simple. En fait, ils font semblants, ils ont pris leur rôle au sérieux, leur place est devenu leur statut, mais voyez, quand c'est la crise, les masques tombent et c'est la rébellion.

Alors, j'ai réfléchi, après tout, je ne suis pas Dieu, il fallait que chacun puisse choisir sa place au mieux. Et pour cela il faut qu'il y ait un projet collectif et le projet collectif et bien j'avais oublié de leur en parler véritablement. C'est tout simple c'est le client. Et le client il doit être heureux, content de son achat, aussi heureux que les poissons qui travaillent pour lui. Je croyais que c'était évident, que les poissons avaient compris tout seul que c'était le client qui importait, et bien, non, car comme  leur place était pré-fabriquée et qu'au final, ils voulaient garder leurs places, ils préféraient me contenter moi que les clients. Ils pensaient qu'en se faisant bien voir, bien estimer par celui qui décide de leurs places, ils ne risquaient plus leurs places. Quelle erreur !

J'ai donc fait une réunion d'urgence, improvisée, avec tous les poissons. Voila ce que je leur ai dit :

"Chers poissons, il y en ce moment même une crise sévère dans la famille des poissons plats. Les soles ont surpassé les limandes en nombre et tout doit être écoulé ce soir. J'ai pris l'initiative de déplacer les limandes à l'arrière et de mettre les soles en avant en promotion. Cela ne s'était jamais fait auparavant. Du coup les soles narguent les limandes et les limandes sont au bord de la révolte. Il ne faut absolument pas que le client se rende compte de cette tension. Alors voila, ce que je vous propose. Réglez le problème vous-même ! La seule chose qui compte c'est que toutes les soles et les limandes soient vendu ce soir, et s'il vous plaît, fraîches, détendues et en pleine santé. Aidez-vous les uns les autres, trouvez les solutions, je sais que vous savez faire cela, je vous l'ai appris.

Puis, je m'en vais dans la remise et les laisse se débrouiller.

- Ah bon ! Vous les avez laisser tous seuls ? fait la DRH

- Oui et ils se sont très bien débrouillés. Je n'ai jamais aussi bien vendu que ce jour là. Tout paraissait désorganisé par rapport à mon placement initial, mais il n'en était rien. C'était bien plus harmonieux et les clients ne s'y sont pas trompés. Ils ont vu un étal avenant, plein de vie, pétillant, frétillant. Ils ont tout acheté, il ne me restait plus qu'une sole et une limande à 19h30 et c'est ma voisine boulangère qui les a acheté. "Ah, je ne vais pas vous laisser ces si beaux poissons, Monsieur Albert, je vous les prends !" Et j'ai même eu droit à une oeillade amicale des deux poissons avant qu'ils ne disparaissent dans son cabas.

La DRH était bouche bée tandis que je restais pensif.

- Tout ça pour ça, être finalement mangé à la fin, n'ai-je pas pu m'empêcher de murmurer

- Comment, qu'est-ce que vous dites ? dit la DRH

- Rien, je dis, que c'était une belle expérience et que l'assortiment des poissons c'est vraiment mon domaine.

- Bon, bien, Monsieur Albert, on va s'arrêter là. La société vous contactera si vous convenez au poste.

- Dites-moi, franchement, vous croyez que j'ai des chances ?

- Ah, Monsieur Albert, je ne peux rien vous dire, mais votre expérience est originale et si vraiment ça marche comme vous le dites, c'est intéressant. Le seul truc auquel je pense, si vous êtes pris, c'est au cadre manager boucher. Vous croyez qu'il peut y arriver avec les veaux, vaches et cochons ?

 

 

 

 

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Commentaires
C
Pas idiot cette idée de monter un "truc" autour du storytelling ! A réfléchir !
J
j'avais oublié de te le dire, mais je trouve ton histoire assez sympa. <br /> <br /> Je pense qu'il y a un truc à monter en france, blog ou réseau social ou autre sur le storytelling. <br /> <br /> C'est vraiment la véry grande mode. Hier j'ai appris qu'une copine faisait le récit de vie d'une personne qu'elle connait, je connais une autre personne qui va le faire pour un ami.<br /> <br /> et quand on voit les trucs us comme stories of my life (http://www.storyofmylife.com/user/users_browse.aspx) ou stories for change (http://storiesforchange.net/)
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